En 1778 l'écrivain allemand J.M.R.Lenz trouve refuge dans un village des Vosges. Il a rompu avec sa famille et la société de son temps. Il sombre peu à peu dans la folie.
En 1835, Georg Büchner a vingt-et-un ans. Obligé de fuir l'Allemagne pour avoir appelé les paysans de Hesse à la révolution, il se réfugie en France, à Strasbourg, et vit dans l'angoisse constante d'être extradé et livré à la police de son pays. Des amis lui racontent l'histoire de Lenz et de son séjour en Alsace. Büchner en fait un récit qui mêle ses propres peurs à celles de son personnage. Après La Mort de Danton, sa première pièce, Büchner retrouve en Lenz une autre figure capable d'exprimer son désarroi politique. L'époque est à la restauration des anciens pouvoirs, la grande Révolution est loin et il ne paraît plus possible d'apporter un remède à la souffrance des hommes.
Mais la tristesse de Büchner n'est pas capitulation. Elle est description d'un vide, d'une attente d'histoire.
Ce qui nous touche, c'est la proximité politique du texte, mais aussi sa forme, tout aussi éloignée du récit traditionnel que du drame. Œuvre à la fois inachevée et parfaite (commeWoyzeck), l'histoire de Lenz n'a pas été écrite pour le théâtre. Mais en nous faisant partager le regard d'un schizophrène, d'un homme qui devient fou après avoir épuisé toute espérance, Büchner nous offre un formidable matériau pour la scène et une machine à percevoir autrement le monde qui nous entoure.
Ce qui vous intéresse chez Büchner, c'est le fragmentaire, l'inachevé ?
C'est trop facile de parler simplement de fragmentation. Il s'agit plutôt d'une forme particulière de perception. Par exemple dans Lenz : le refus d'une vue d'ensemble ou le refus de formuler une idée avant d'avoir vu les choses. C'est un regard effrayé sur les choses, sur une réalité dont on ne peut toujours percevoir qu'une partie. On ne voit pas une réalité, on voit quelque chose de réel, on voit des choses, on voit des situations, on voit des êtres humains. Cette façon d'insister, de soutenir le regard alors qu'on est rempli d'effroi, ce refus de la vue d'ensemble ou de la distance. La distance finit par advenir, mais née de l'effroi devant le détail. Ça, c'est Büchner.
Entretien avec Heiner Müller, Théâtre / Public, mars-avril 1991.
Nicolas Julliard, "Lenz", le conte malade de Büchner hante Vidy
Sarah Fournier, Calme et folie
Textes : Georg Büchner, Jean Frédéric Oberlin, Frères Grimm
Adaptation, traduction de l’allemand et mise en scène : Irène Bonnaud
Avec : Dan Artus, Fred Ulysse, Sophie-Aude Picon
Scénographie Claire Le Gal – Costumes Nathalie Prats – Lumière Daniel Levy – Son Alain Gravier – Régie générale Joëlle Payet – Régie lumière Frank Condat – Assistant à la mise en scène Nicolas Kerszenbaum
Production déléguée : Théâtre Vidy-Lausanne E.T.E., avec le Théâtre National de Toulouse et la Scène nationale de Mulhouse-La Filature.
Photos © Mario del Curto
Oberlin
Il prit le chemin du village comme un pénitent, le visage recouvert de cendre, un sac autour de la taille
Les habitants de la vallée ne s’étonnèrent pas
On colportait déjà toutes sortes d’histoires à son sujet
Il arriva à la maison où était l’enfant
Les gens continuaient à vaquer à leurs occupations avec indifférence
On lui indiqua une chambre
L’enfant était couchée en chemise sur de la paille, sur une table en bois
Lenz
Pauvre enfant
Les hommes en noir viendront te chercher bientôt
Où est ta maman ?
Elle ne veut plus t'embrasser ?
Tout a le droit de vivre, tout, la petite mouche là-bas, l'oiseau. Pourquoi pas elle ? Le flot de la vie devrait s'arrêter en voyant cette enfant. La terre devrait en porter une blessure.
Tout continue à avancer, les gens vont et viennent, et ainsi de suite et ainsi de suite, jusqu'en arriver à - non !
ça ne peut pas être arrivé, non, je veux prier jusqu'à ce que tout s'arrête d'effroi
Lève-toi et marche !
Oberlin
Les murs ne firent que lui renvoyer le son de ses paroles
Comme pour s’en moquer
Et quelque chose le poussa là-haut, dehors, dans la montagne
Des nuages passaient rapidement devant la lune
Tantôt tout gisait dans les ténèbres, tantôt les nuages laissaient voir le paysage au clair de lune disparaissant dans le brouillard
Il courait vers le haut, vers le bas
Dans sa poitrine
Lenz
C’était le chant triomphal de l’enfer
Le vent sonnait comme un hymne de titans
Oberlin
Il se sentait capable
Lenz
Capable de dresser un poing énorme vers le ciel et d’en arracher Dieu et de le traîner entre les nuages
Capable de broyer le monde entre ses dents et de le cracher à la face du créateur
Oberlin
Il arriva au sommet de la montagne, et la lumière incertaine s’étendait sur les pentes, sur les masses de pierre blanche
Et le ciel
Lenz
Le ciel était un œil bleu stupide
Et la lune était ridicule dedans, idiote
Il fut pris d’un fou rire
Et avec le rire l’athéisme fondit sur lui et le saisit avec force, calme, fermeté
Il ne se souvenait plus de ce qui l’avait ému auparavant
Il gelait
Que ne peut le bon dieu, n'est-ce pas ? Faire que ce qui est arrivé ne soit pas arrivé. Ah ah ah - mais il en est ainsi et il est bon qu'il en soit ainsi. Mais quand c'est mieux c'est mieux.
Ah comme le monde est beau ! Mes amis ! Le monde !
Regardez, le soleil sort d'entre les nuages comme si on déversait un pot de chambre.
Bravo monsieur Lenz ! Bravo ! (il applaudit).
Cela me fait grand bien de m'appeler ainsi. Ha ! Monsieur Lenz ! Monsieur Lenz !
Création le 17 novembre 2004 au Studio Théâtre de Vitry.
Développé avec Berta