De Jakob Michael Reinhold Lenz
Commande de Marie-José Malis pour le Théâtre La Commune - Aubervilliers / Centre Dramatique National
Catherine
Il faut que tu me racontes tout. Des pélerins au désespoir ont toujours trouvé du réconfort auprès de Saints solitaires, c’est ta bonne étoile qui t’a conduite jusqu’à moi. Tu vois cette étoile, du soir et de l’amour ?
Aurilla
Je la connais. Frederico m’a appris à la connaître.
Catherine
Qui était ton Frederico ?
Aurilla
Ah c’était – comment vous le raconter ? Et pourtant votre visage m’y pousse, lui qui me promet tant de pitié et de consolation. Vous voyez ici, chère Ermite, une orpheline de père et de mère qui fut élevée par sa vieille tante, abbesse aux Ursulines.
A deux heures de Sienne se trouve le cloître
Où il me fallut payer de larmes
Mon obéissance et ma patience
Et mon droit à l’héritage paternel.
Là-bas j’étais seule, oh comme j’étais seule !
Moi qui ressens
Indicible
La désir des êtres humains
Là-bas
Je n’étais entourée que de Saintes
Elles comptaient mes moindres faits et gestes
Elles tournaient en sarcasme mes moindres paroles.
Là-bas
Je ne connaissais aucun plaisir
Même les arbres
Les fleurs semblaient ne pas fleurir pour moi,
Parce que partout la peur m’accompagnait.
Quand je repense aux belles prairies
Où mon regard se perdait
Plein d’envie
Mais que j’osais à peine effleurer
Parce que chaque brin d’herbe que je foulais
Etait pour moi une menace,
Et puis il vint
Et il me fit la reine de tous ces trésors
Et j’eus l’impression que tout avait été créé pour moi
Que chaque plante se réjouissait d’être arrachée par mon pied.
Ah mon amie
Comme il en fut tout autrement dans mon coeur
Quand je m’accrochais à son bras
Quand sous mes pieds la terre semblait s’affaisser
Et que je flottais sous les étoiles ! –
Il était mon cousin par le sang, ma tante nous laissait toute liberté – elle pensait qu’avec le temps et sous sa surveillance, nous pourrions sans doute faire un couple et qu’ainsi elle économiserait au moins le trousseau maternel qu’elle s’était gardé en réserve.
Je le croyais aussi. Lui-même confirmait
Ce sentiment exubérant en moi
Mais pas par des mots. Un silence lourd de sens
Dans un instant de fête, quand la nature
Nous paraissait pressentir les joies du mariage,
Quand le jour devint plus clair et que mon regard
Se perdit interrogateur dans le sien
Et lui donna, hélas, une précieuse garantie !
Catherine
Et il t’a quittée ?
Aurilla
Il m’apprit à dessiner, la nature entière changea d’aspect pour moi. Je n’oublierai jamais la façon qu’il avait d’être assis, comme ça, devant moi et il soupirait et un monde nouveau apparaissait sous ses mains qui rendait plus beau tout ce qu’il y avait autour de nous. Ah, chère Sainte, les joies –
Catherine
Il devait avoir un coeur bien dur, il t’a quitté ?
Aurilla
Il avait le coeur le plus tendre qui soit sous le soleil. Un jour il y eut un incendie dans un village voisin. Nous nous sommes précipités. Quand nous sommes arrivés, tout était déjà éteint. Il dessina les visages de quelques personnes dont les maisons avaient brûlé et auxquelles il avait donné un peu d’argent ; comme il était blême et pâle en dessinant, chère Sainte, et ses larmes tombaient sur sa feuille ! Il m’a dit après que jamais il n’aurait cru possible que ces visages insignifiants de paysans puissent être capables d’une telle expression de souffrance. Des passions comme celles-là, il n’en avait encore jamais vu sur la scène des théâtres, jamais avec cette force, et pourtant il avait parcouru la moitié du monde. En particulier, il y avait là une jeune fille qui était inconsolable parce qu’elle n’avait pu sauver la vache de sa mère, et aucun argent ne pouvait la calmer. J’ai ri, il me l’a beaucoup reproché. Pour cette jeune fille, la vache, dit-il, était ce qu’est pour toi ton amant. Elle avait grandi avec elle, c’était sa seule amie, tous ses espoirs dépendaient d’elle – elle a tout perdu puisqu’elle l’a perdue.
Catherine
Et il t’a quittée –
Développé avec Berta